| i wanna be -- and I'm a freak that is searching for redemption, a motherf-ing monster who's searching for redemption (c) |
Et ce soir pour vous, Sunflower. Toutes les excuses sont bonnes pour occuper tes heures et la nuit ne déroge pas à ce principe. Il est encore trop tôt pour que la fatigue ne t'assomme, pourtant tu la redoutes déjà ; tu n'as rien bu, rien pris, tu ne la laisserais pas t'emporter sans prévenir.
Trop tôt ? Tu es épuisé depuis l'aube d'hier. Preuves en sont les crevasses indélébiles sous tes paupières, que tu presses comme du papier froissé pour prétendre ne rien entendre de ce que la privation susurre ponctuellement à ton oreille. Il faut que tu la noies dans n'importe quoi qui sache maintenir ton attention active. Musiques, lumières, mouvements de corps. Alors que tu n'es qu'un visage supplémentaire parmi les anonymes, le noir de travail fondu dans l'obscurité, présence passive, oubliable – derrière le rideau de cils roux obstruant ta vue, la réalité se pare momentanément d'atours psychédéliques et d'un imaginaire où tu ne te contentes pas de regarder, mais infliger, subir.
I wanna be your slave, I wanna be your master. Sunflower, tu ne la connais pas encore, mais celui qui la personnifie sur scène incarne ce nom bien mal. Loin de la fleur disgracieuse à la face démesurément large, le cou tordu sous le poids de sa tête gorgée d'huile, comme un soleil miniature tourné vers son idole – le tournesol de ce soir a des proportions plus nobles, et il n'est pas celui qui contemple mais est contemplé, paré de tons mortuaires que tu t'imagines en ton honneur. La voix est juste, sensuelle sans être douce ; les paroles choisies sont lascives, appellent le péché presque davantage que ne le font les hanches écrasées dans leur cocon. C'est du spectacle. Mais pour ce qui danse sur tes rétines, c'est un peu plus que ça. Quelque chose chez elle, chez lui, te happe sans ambivalence et des captures de l'instant s'impriment sur ta pensée comme à la surface d'un phénakistiscope.
Fascinant, désirable.
J'ai envie de pleurer. Cette pensée-là n'est pas la tienne, tu l'entends comme si la personne gratifiée d'un murmure de l'artiste au creux de son oreille l'avait couiné dans sa bouche scellée. Ce n'est pas la seule. En présence de Sunflower, les têtes tournées susurrent à tes oreilles plus de pensées d'amour qu'à l'accoutumée – et presque mécaniquement, tu te sens convoiter quelque chose de neuf, et le convoiter exclusivement.
Le jeu s'efface, Sunflower remercie en quelques mots l'appréciation gonflante et peut-être pas tout à fait naturelle que son spectacle a suscité. Il invite sans s'inquiéter à ce qu'on le rejoigne après le show, et bien sûr, bien sûr que c'est une chance que tu veux saisir. Tu as aussi la quasi certitude que tu ne seras pas le seul à essayer. Et c'est assez désagréable, la frustration que ça t'inspire.
Ha ! Ça ne sert à rien de te mettre en colère, tu ne vas quand même pas tuer tout le monde. Et cet oiseau de malheur qui ne ferme jamais son bec, en dépit de ton obstination à ne jamais le regarder ; il te donne la pénible sensation de t'exposer toujours plus que tu ne peux te le permettre. «
Vas-tu te taire ? » Plutôt, tu te meus jusqu'au comptoir en ne quittant pas des yeux la fuite de sequins noirs. Tu n'es pas le seul. Tu trouves ça détestable. Celui de tantôt qui avait eu la chance d'avoir les lèvres charbon collées à son oreille s'en est senti pousser des ailes, alpague le premier la fleur au sortir de la scène.
Tu pourrais le tuer lui, il le mérite. Non, pas maintenant, c'est Sunflower qui t'intéresse. Alors celui qui se croit chanceux à en décourager tout le reste, tu lui insuffles une haine aussi peu raisonnée que la première passion qui l'avait prise.
Tes joues sont livides, l'impatience te rend nerveux, mais tu guettes en silence, attendant que la situation dégénère assez pour te permettre d'intervenir. Il s'échauffe, tu le lis dans sa posture, dans sa voix plus sonore peu à peu. Ça y est, il déborde. Seulement alors, tu t'élances pour l'attraper par la nuque et le retenir, juste assez tôt pour précéder la sécurité, juste assez tard pour ne pas prendre de risque,
tu penses. La réalité te rattrape, la faiblesse et l'inconcistance de ta conscience en l'absence de sommeil rend presque trop aisé le retour de bâton, la coulée de sang au dessus de ta lèvre. Il est évacué heureusement avant de pouvoir donner suite à ses coups, s'efface dans le trouble de ton champ de vision, alors que tu reprends tes longs appuis de sauterelle. Et ton visage moucheté, comme un tournesol, se tourne droit vers ton soleil noir qu'enfin tu peux dévisager de près.
Il a fière allure, ton héroïsme. «
Est-ce que ça va ? » tu demandes le plus innocemment du monde, comme si tu n'avais pas été celui à provoquer sa mise en danger – tu entends l'oiseau rire au dessus de ton front, audible de toi seul. Douillet, à ne pas retenir une grimace de douleur mais qui ne t'empêche pas un sourire, un œil brillant, alors que tu essuies de ton mieux le carmin empoisonné que tu goûtes sur ta langue. Comme s'il n'y avait rien eu pour te heurter dans l'instant précédent, tu lances un regard succinct au barman, seulement le temps de lui dire : «
Qu'est-ce qu'elle prend ? Je prends la même chose. » En drag, c'est
elle jusqu'à la consigne contraire. Et tout de suite, c'est
elle que tu regardes encore comme la seule gorgée à même d'étancher ta soif obsédante.